Les petits écrivains
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 Querido Enrique

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Kestrel21
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Kestrel21


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MessageSujet: Querido Enrique   Querido Enrique Icon_minitimeLun 2 Juil - 6:54

Titre : Querido Enrique
Auteur : Kestrel21
Statut : Chapitre unique.
Genre : Epistolaire, yaoï.
Disclaimer : Les personnages m’appartiennent. Pas d’utilisation prolongée sans accord de l’auteur (de toute façon, je serais la première étonnée si quelqu’un en voulait…)

Histoire écrite sous la co-influence du superbe film de L. Cuerda,
[i]La langue des papillons
, et des Liaisons dangereuses, de Laclos.


« Les morts, ce sont les cœurs qui t’aimaient autrefois. »

Victor Hugo



Valparaiso, Chili, ce 18 novembre 1940,

Cher Enrique…


Tu ne t’attendais pas à recevoir une lettre de moi, n’est-ce pas ?
Tu te demandes sans doute pourquoi tu tiens ce papier entre tes mains, comme si l’imbécile que je suis ne pouvait que te parler par ce biais.
En cela, tu te trompes. Tu t’es souvent mépris sur mon compte et comment puis-je t’en vouloir ?
Car après tout, si je m’ingénie depuis bientôt deux ans à paraître ce que je ne suis pas, c’est parce que la vie et personnalité que l’on s’invente sont tellement plus séduisantes que les véritables…
C’est pour cela que je t’envoie cette lettre car contrairement à ce que tu t’es peut-être imaginé, c’est uniquement ainsi que je peux m’exprimer librement face à toi.
Et bien qu’à l’instant où j’écris ces mots, ton visage s’inscrive devant mes yeux, que tu es si présent dans ma mémoire que j’ai l’illusion de t’avoir face à moi, tout ce que je garde enfoui sortira librement.
Mais pourquoi cet aveu ? Cet aveu qui me montre désormais tel que je suis réellement, si loin du personnage que tu crois connaître, cet aveu qui fait que jamais plus je ne pourrais reparaître devant toi… Pourquoi donc m’inflige-je ça ?
Moi qui pensais pouvoir atteindre le bonheur total, la félicité suprême, voilà que ma stupide conscience m’a soudain rattrapé. Dire que je la croyais envolée, depuis cette étrange nuit de 1939…
Peut-être en seras-tu attristé mais voilà, à moins d’une extraordinaire circonstance, nous ne nous reverrons plus jamais.
Tu comprendras bien assez tôt ce qui m’a poussé à fuir et je le sais, toi qui as toujours été si sanguin, si fougueux, je devine à l’avance les sentiments qui t’agiteront à l’issue de ta lecture.
Mais il y a cependant une chose que j’ignore, c’est si mon départ te chagrinera…
Sans doute un peu, j’imagine. Tu seras attristé pour moi, toi qui as toujours été si gentil. Mais tu le seras surtout, non pour moi mais pour la dernière personne qui te raccrochait à ton passé, la dernière barrière qui t’empêchait de mourir à petit feu.

Il fut un temps où l’idée d’être la seule personne capable de te garder dans le monde des vivants me remplissait d’orgueil et de fierté. Comme cela me paraît loin à présent que je n’éprouve plus que dégoût et haine pour moi-même.
Tous ces mots doivent te paraître bien sibyllins mais tu sauras bientôt tout et, pour cela, je vais te raconter mon histoire.
J’imagine d’ici tes sourcils se froncer. Mais voyons, mon histoire, tu la connais, elle fait même partie de toi, de ta propre vie.
Quelque part, tu n’as pas tort, en effet, tu connais mon histoire, tu connais ce que tout le monde en sait, ce que l’on pourrait appeler la version officielle.
Non, ce que je vais te confier à présent, il s’agit de l’envers du décor, tout ces évènements vécus par un insignifiant acteur du quotidien, un figurant.
C’est l’histoire vue par mes yeux.
Mais avant de commencer, je voudrais juste que tu saches une chose, une chose que tu sais déjà mais que tu n’as sans doute jamais comprise à sa juste valeur, car malgré l’acharnement que j’ai mis à te la répéter, je sais qu’aucun mot ne pourra jamais en exprimer toute la profondeur et la complexité.
Je te demande de lire ceci autant de fois que possible, afin de t’en pénétrer avec tes sens, non plus avec ta raison : je t’aime, Enrique, je n’ai jamais aimé que toi, et ce depuis notre rencontre à Madrid en 1937.
Cette année que tu m’as permis de passer à tes côtés fut la plus belle de mon existence misérable et je pourrais mourir de regrets que de l’écourter ainsi, aussi misérablement, mais je ne peux plus continuer.
Il arrive un moment où même le plus doué et le plus résistant des acteurs se retrouve prisonnier, ne sait plus qui il est véritablement et perd pied. C’est ce qui m’est arrivé, j’ai découvert avec horreur que je n’ai jamais cessé de mentir, à toi, ma raison de vivre, tout autant qu’à moi-même.
Ce soir, je peux enfin laisser tomber mon masque, enfin être sincère. Je pensais que cela me libérerait enfin de ce fardeau, je constate avec amertume que ça ne fait que l’alourdir davantage.
Mais je ne reculerais pas, je suis arrivé trop loin.
Je vais commencer par le commencement, à savoir à ma naissance, à Valladolid.
J’étais le cadet de la famille, venu derrière un frère de un an mon aîné.
Il ne fait aucun doute que tu devines à présent quelle est la personne au centre de cette histoire. Et sans doute m’en veux-tu déjà de raviver ta douleur par cette simple évocation.
J’en suis désolé mais c’est nécessaire, je vais ici tout te raconter, dans les moindres détails, comme si j’étais pour toi un parfait inconnu.
Et surtout afin que tu comprennes bien que le centre de mon existence n’a jamais été que vous deux.
Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été quelqu’un d’effacé, terne de caractère, on se désintéressait toujours de moi très rapidement, je n’ai jamais eu vraiment d’amis, j’ai toujours été très seul.
Il n’est pas rare dans les familles que le second enfant soit l’exact opposé du premier, c’est même fréquent mais cela ne fut sans doute jamais aussi visible qu’entre Antonio et moi.
Nous n’avions pourtant qu’une seule année de différence mais peut-être que dix nous auraient davantage rapprochés.
Il était en effet mon exact contraire, il était tout ce que je n’étais pas, mieux, tout ce que j’aurais tant voulu être.
Personne d’ailleurs ne s’y est jamais trompé, on désertait toujours très vite ma compagnie pour celle de mon frère aîné.
Pourtant, nous étions assez semblables physiquement, la banalité commune de nos traits faisait que personne au premier coup d’œil ne pouvait mettre en doute notre appartenance à la même fratrie.
Mais lui rayonnait, irradiait de la joie, de l’insolence, en un mot de la vie, tandis que j’avais l’impression de m’assombrir, engoncé dans mon mal-être et ma timidité comme dans un vêtement trop grand.
Il allait vers les autre presque aussi spontanément que l’on venait vers lui, son charme incompréhensible le rendait attirant et irrésistible, autant que mon effacement me faisait paraître laid et peu attrayant.
Il avait toujours eu la préférence plus ou moins consciente de nos parents, qui avaient très tôt pris l’habitude de le consulter lorsqu’une décision était à prendre car il était toujours sincère, autant avec les autres qu’avec lui-même. Il osait se prononcer pour ou contre et défendre son opinion avec la virulence nécessaire alors que, écrasé, je ne parvenais à émettre que de timides « oui, oui » dans l’espoir que cela leur suffirait.
A l’école, les professeurs portaient au pinacle ses capacités et son ardeur au travail, autant qu’ils m’exhortaient à croire davantage en moi, se décourageaient ensuite puis finissaient par me rabaisser continuellement, persuadés de ne rien pouvoir tirer de ce garçon muet.
Il n’y avait pas à Valladolid un garçon qui n’ait pas été un jour l’ami d’Antonio, pas une fille qui n’ait jamais soupiré à sa vue, même si ce n’était que pour un instant.
On ne se lassait pas de s’étonner de notre lien de parenté, comment était-il possible que deux êtres aussi différents aient pu sortir du même ventre ? Mais on n’hésitait pas à s’en servir.
Ainsi parfois, de jolies jeunes filles folles de mon frère tentèrent de me séduire dans le seul but de le rendre jaloux, elles espéraient être remarquées par lui en se promenant à mon bras, pitoyables tentatives rarement vouées à la réussite.
Seulement, et tu le sais aussi bien que moi, Antonio était loin d’être parfait, il avait même de gros défauts, notamment cette propension ridicule à s’enflammer stupidement pour des choses qui n’en valaient pas la peine. Ce qui aurait pu ruiner sa réputation en le rendant ridicule, or le miracle de sa personne faisait que c’était justement ce qui le rendait si humain, si accessible, donc si admirable.
Car il existait, plus que n’importe qui d’autre. Ce simple verbe avait pour moi une signification extraordinaire.
Je me souviens d’ailleurs que, durant mon enfance, j’ai éprouvé pour mon frère une admiration sans limite malgré le fait que je sois sans cesse comparé à lui. C’est vers douze ans que mes sentiments se gâtèrent, je supportais de moins en moins sa supériorité en tout points, sa victoire écrasante sur moi, je me mis à le détester en silence, à maudire cette simple année qui nous séparait.
J’en vins à me persuader que c’était peut-être le destin mais que cela aurait du être à moi de naître le premier, à moi de susciter tout ce qu’Antonio faisait éprouver à nos contemporains, cette admiration, cet engouement, cette convoitise, tout cet amour. Tout ce qui m’était refusé.
Et pourtant, souvent lorsque je le voyais, c’était plus fort que moi, j’étais pris d’hébétude, comme si je contemplais un être superbe au delà du naturel, c’était les restes de ma dévotion enfantine à ce dieu venu pour me faire vivre l’enfer.
En 1931, j’avais vingt et un ans, Antonio en avait vingt-deux. Il fut de ceux qui huèrent Primo de Rivera lorsqu’il s’exila hors d’Espagne, laissant le champ libre à la toute nouvelle République.
Le pays était en effervescence, ma famille ne cachait plus désormais ses convictions républicaines, mon père et mon frère adhérèrent au parti, ma mère sortait à heures fixes de son tablier, comme un coucou, la petite carte en papier distribuée aux femmes dans tout le pays, cette petite carte qui lui permettrait enfin de se rendre aux urnes.
Quant à moi, identique à mon personnage, je ne fis rien de si remarquable, j’avais fini par comprendre que je pouvais faire n’importe quoi, j’étais si insignifiant que cela passerait inaperçu. Je ne pris même pas la peine de m’inventer une opinion politique et optais pour l’oisiveté, qui me seyait comme un gant.
Mais même tout cela était trop beau pour durer, une menace finit par se profiler. Le général Franco, depuis sa base de Rabat, annonça son intention de reconquérir l’Espagne qui l’avait chassé. Les tensions montèrent, montèrent. En 36, cela éclata en guerre.
Il commença par la Galice, au Nord, descendit jusqu’à Valladolid sans rencontrer de résistance acharnée. Notre ville ne fit guère mieux, le maire refusa le combat, la plupart des troupes ayant été envoyées à Gibraltar, il ne pouvait rien faire.
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MessageSujet: Re: Querido Enrique   Querido Enrique Icon_minitimeLun 2 Juil - 6:56

Mes parents, convaincus malgré cette défaite que tout était encore à jouer, nous exhortèrent à nous engager dans l’armée républicaine. C’est Antonio qui partit le premier rejoindre le cantonnement de Saragosse, en zone libre, je restais indécis.
Ou plutôt non, car si j’ignorais ce que je voulais, je savais exactement ce que je ne voulais pas. Je ne voulais surtout pas devoir assister aux triomphes militaires de mon frère contre les franquistes, je sentais qu’il me serait insupportable de le voir sortir victorieux des batailles perdues d’avance, d’être acclamé par tous les soldats.
J’en venais à espérer secrètement que la guerre nous le prendrait, j’en venais à désirer ne plus jamais le revoir.
Depuis le départ d’Antonio, ma situation à Valladolid était chaque jour plus détestable, mes parents me haïssaient silencieusement de ne pas être au front, à veiller sur leur fils et sur la république, ils avaient honte de moi, comme tout le monde dans notre quartier. Je n’osais plus guère sortir dans la rue, on me saluait à peine, j’entendais marmonner dans mon dos.
C’était certes dur pour moi mais je préférais cela au front, ici j’étais à l’abri des bombes, des fusillades et des exploits guerriers d’Antonio, j’aurais sans doute pu attendre ainsi jusqu’à la fin de la guerre.
Mais il se passa quelque chose qui mit fin à ma jachère et précipita mon départ, une perquisition des franquistes dans notre quartier. Mon père et cinq de nos voisins, trahis par leur carte d’adhérant au parti républicain que même la prise de la ville n’avait pu retirer de leurs poches, furent emmenés sans ménagement.
Ma mère et moi, de sortie, échappâmes à la rafle, à mon retour, je la découvris en larmes dans la maison mise à sac.
Nous apprîmes deux jours plus tard leur fusillade.
Il n’était donc plus question pour moi de rester les bras croisés, je décidais de promettre à ma mère de venger mon père et partis pour Saragosse.
C’était en avril 1937, une année et un mois qui allaient être déterminants pour mon existence à venir.
Je fus envoyé sur un petit village non loin de Madrid, un « point chaud » aux dires des officiers que je rencontrais ce jour-là. Lorsque je demandais qui se trouvait déjà là-bas en cas d’attaque ennemie, ne m’attendant pourtant pas à ce qu’on me réponde, l’un des recruteurs me montra une liste brouillonne où figuraient déjà une trentaine de noms.
Parmi eux, celui d’Antonio.
Je n’avais plus d’autre choix que de m’y rendre et je maudissais déjà ma malchance, de toute la ligne de front, pourtant longue, il avait fallu que je sois parachuté à l’endroit précis où se trouvait celui que j’espérais ne plus jamais revoir.
Je n’avais jamais réellement réussi à croire en Dieu, pourtant je croyais en la chance, en une destinée, une sorte de vie tracée d’avance.
Voilà encore une chose qui me différenciait de mon frère, moi, convaincu que les dés étaient jetés depuis ma naissance, je m’étais persuadé qu’essayer d’infléchir le cours de l’histoire était un combat perdu d’avance, je préférais donc me laisser emporter par les évènements comme par un fleuve en furie sans réagir, inerte et placide.
Antonio, au contraire, n’hésitait jamais à prendre le taureau par les cornes pour renverser une situation qui lui était défavorable tant qu’il en avait l’occasion et le pouvoir, il avait mieux que personne en main les rênes de sa vie et ne les aurait abandonné pour rien au monde.
Et à personne. Du moins le croyais-je.
Sur place, mon frère m’accueillit comme il aurait accueilli un ami, quant à moi j’essayais de montrer autant de chaleur que possible. Il me présenta aux autres membres de l’unité, qui deux heures plus tard avaient déjà oublié mon prénom.
Car comme tous ceux que j’avais pu côtoyer dans ma vie, ils n’avaient d’yeux que pour Antonio.
Celui-ci fut désespéré d’apprendre la nouvelle de la mort de notre père mais il me jura bien vite qu’il ferait en sorte que l’auteur de nos jours ne soit pas mort pour rien. Cette déclaration fit que le devoir de vengeance qui aurait dû nous être commun reposait maintenant tout entier sur ses épaules.

Mais qu’importe. A partir de maintenant, Enrique, l’histoire que je vais raconter est aussi la tienne.

Car en effet, tu arrivas à notre petit camp à peine trois jours après moi, le 26 avril 1937, jour de la destruction de Guernica même si je ne pus faire la liaison entre ces deux évènements que deux ans après, par le biais de photos présentées à l’époque par un journal français.
Etait-ce un signe ? Sans aucun doute. Quoi qu’il en soit, cette date est restée gravée en moi et signifiera pour toujours le véritable commencement de ma vie.
Tu étais Portugais, venu de Porto, ton espagnol était approximatif, ton regard était celui d’un gamin apeuré, si loin du regard habituel que l’ont prête aux soldats.
D’après tes propres dires, tu avais vingt-trois ans, tu en semblais quatre de moins. Le fusil que l’on te donna, tu commenças par le manipuler comme le font les petits enfants face à un nouveau jouet, à la fois perplexe et émerveillé, le faisant tourner entre tes mains pataudes.
Et pourtant, contre toute attente, tu nous surpassas tous à l’exercice de tir de précision du lendemain.
Dés le début, je compris que tu serais quelqu’un de spécial pour moi, bien qu’il m’était encore impossible de deviner de quelle manière.
Et voici encore une preuve que le lien que je partageais avec Antonio était beaucoup plus étroit que ce que l’on imaginait, en te voyant, il le comprit aussi.
Il t’aimerait. Ou il ne serait pas.
Il alla vers toi avec le naturel et la facilité que je lui connaissais, quoique avec une réserve que je ne m’étais pas attendu à lui découvrir, comme si tu l’impressionnais et lui faisait enfin découvrir ce qu’était la timidité, à lui qui en avait pourtant été si visiblement dépourvu depuis sa naissance.
Il ne mit que très peu de temps à gagner ta confiance puis, très vite, ta sympathie.
Je n’observais pas cela d’un très bon œil. Peut-être penses-tu qu’après une vie passée auprès de lui, j’aurais pourtant dû être habitué à ce que mon frère me vole les affections qui auraient pu m’être destinées.
Non, lui comme toi, vous n’avez jamais su ce qu’était la vraie solitude. Non, tu ignores que personne ne peut s’habituer à cela, toi qui es ouvert, rieur, spontané, si beau, toi qui t’es infiltré dans tant de cœurs et qui y a pris une place prépondérante, sans parfois même t’en rendre compte,

Pourtant c’est ce qui m’est arrivé, à ton insu comme au début à la mienne, tu t’es répandu en moi comme un poison violent, comme une mauvaise herbe envahissant un verger bien entretenu et le faisant par là même fourmiller de vie. C’était ce poison qui me paralysait à ton approche, qui faisait cogner mon cœur, divaguer mes yeux et ma tête, comme un alcool fort.
Et malgré mes vingt-sept années de vie, j’étais novice en la matière, je ne savais comment m’y prendre. C’était la première fois que je me surprenais à désirer quelqu’un, je ne voulais pas laisser passer cette occasion et plus que jamais, je maudissais mon appréhension, cette propension à m’effacer devant les autres alors que j’aurais du m’imposer et qui était la preuve la plus sûre de ma faiblesse, cette peur qui me tordait les tripes lorsqu’il m’arrivait de te parler.

Mais, plus que tout, je maudissais Antonio au point de désirer sa mort, Antonio qui s’était proposé pour t’aider à pratiquer l’espagnol, Antonio avec qui tu ne tardas pas à te découvrir des goûts communs, ce qui alimentait vos conversations jusque tard dans la nuit.
Des entrevues dont j’étais bien entendu exclu, ce qui me rendait fou de rage.
Je compris durant cette période que la haine ne connaissait pas de limite, et que lorsqu’il s’y ajoutait une jalousie aussi incendiaire que celle que j’éprouvais, l’embrasement était général.

Le meilleur moyen pour se faire remarquer en ces temps-là étaient les exploits guerriers et j’aurais tant aimé avoir le courage de briller à tes yeux mais la guerre m’avait rendu encore plus peureux et lâche qu’à l’ordinaire. Je cauchemardais en songeant au spectre des bombardements, aux mines, aux mercenaires, aux balles perdues, je sursautais au moindre bruit, à la moindre odeur de poudre amenée par le vent, la vue du sang me coupait les jambes.
D’autant qu’à part sans doute celles de la Grande Guerre, jamais batailles ne furent plus stériles que celles que nous menions, notre armement était dérisoire comparé à celui dont disposait l’ennemi, la ligne de front ne cessait de se mouvoir tout en restant étrangement statique.
Un kilomètre repris aux fascistes n’était jamais gagné quand, le lendemain, cinquante mètres ne nous appartenaient déjà plus.
J’appris qu’au Portugal, occupé par les fascistes avant même que Manuel Azaña ne proclame la république chez nous, tu t’étais distingué par tes qualités d’espion, les généraux exploitèrent ce talent à outrance, tu partais donc souvent en mission de reconnaissance, la nuit et toujours seul.
Je me souviens de l’énervement qui gagnait Antonio chaque fois que tu quittais le camp, il ne tenait plus en place et j’étais obligé de déployer des trésors d’imagination pour qu’il se calme, ce qui avait l’avantage de masquer ma propre inquiétude.
C’est un soir où nous attendions ton retour que le barrage céda, mon frère finit par m’avouer qu’il ne pouvait plus envisager de vivre sans un retour d’amour de ta part.
Cette confession me fit serrer les dents au point de m’en faire mal, je devinais en effet que les sentiments qui t’agitaient n’étaient pas si différents de ceux éprouvés par Antonio, j’avais compris qu’au fond tu l’attendais, qu’au premier mot de lui, tu tomberais dans ses bras, comme tant d’autres avant toi qui n’avaient pas su, ou pas voulu, résister.
Antonio lui se décida fermement à agir au plus vite, il se mit à te faire la cour avec une ardeur de noyé.

Bien entendu, il y avait la guerre, qui ne semblait jamais vouloir s’arrêter mais l’amour s’accommode des guerres. J’en venais même à penser qu’il n’en était que renforcé par la perspective d’être tué à tout moment, quel meilleur moyen de rendre chaque instant, heureux ou malheureux, inoubliable ?
Il y avait également les autres mais il faut croire que la guerre (encore elle) rende aveugle ou bien au contraire, élargisse les esprits. Personne ne fut là pour vous faire la moindre remarque, à peine quelques paroles méprisantes échangées derrière votre dos, pour les plus obtus, ou de la part de ceux qui enviaient Antonio pour son intimité avec toi. Je ne donnerais pas de nom.
Après tout, deux camarades de camp qui prenaient ensemble leur plaisir, depuis deux ans de guerre, on en avait vu d’autres, personne ne soupçonna qu’il eut pu y avoir de l’amour derrière tout cela.
Car ce qui était interdit en temps normal, fustigé, était, sinon toléré, au moins ignoré.
L’amour entre hommes était même une chose beaucoup plus courante en ces temps-là que certains n’auraient osé l’avouer. Car, bien que constatant qu’elle manquait cruellement de bras, l’armée républicaine avait autorisé l’enrôlement féminin, les femmes restaient largement minoritaires. Pour preuve, rappelle-toi qu’il n’y en avait qu’une dans notre escouade, la femme de Benigno, qui selon ses propres dires avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour combattre aux côtés de son mari.
Sans être d’une joliesse excessive, j’admets que Merceditas était charmante, d’ailleurs la plupart des soldats ne pouvaient s’empêcher de bomber le torse lorsqu’elle passait prés d’eux et d’observer en coin ses fesses ou sa poitrine lorsqu’elle ne regardait pas. Certains de nos camarades, qui essayaient parfois de me joindre à leurs discussions moins par réel désir de me connaître que parce que mon mutisme les gênait, semblaient être capables de parler des heures durant de l’émoi que provoquaient en eux les formes de Merceditas. Au point que je me sois parfois demandé si parler des femmes ne les excitait pas davantage que les femmes elles-mêmes… Chacun se crée se dont il manque, c’est ce qui me rapprocha d’eux.
Toujours est-il que l’absence de femmes, ou de femmes libres, obligeait les soldats à se « rabattre sur les moyens du bord », d’après le lieutenant Miquel, comme s’il espérait par ces mots justifier cet intérêt excessif qu’il portait à Miloslav, un des membres de l’escouade venue d’URSS.
Intérêt dont il ne faisait aucun mystère, pourtant je savais qu’il aurait préféré mourir plutôt que d’avouer de vive voix qu’il se sentait capable d’abandonner sa femme pour ce petit soviétique.
Mais je disgresse car en réalité, très peu de gens pouvaient se vanter d’être au courant, Antonio et toi étiez la discrétion même. Au point qu’il m’arrivait moi-même de douter et, je l’avoue, d’espérer que j’avais imaginé tout cela.
Le retour à la réalité n’en était que plus dur.
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MessageSujet: Re: Querido Enrique   Querido Enrique Icon_minitimeLun 2 Juil - 6:56

J’imagine que tout cela doit te paraître étrange, n’est-ce pas, ce soudain retournement… oui, car tu étais persuadé que j’étais tombé sous ton charme lors de nos retrouvailles à la frontière française, en 1939, car c’est ce que j’ai toujours voulu que tu t’imagines.
Mais tout cela est fini à présent, je ne te dis plus que la stricte vérité et peut-être commences-tu à comprendre, sans doute me hais-tu, déjà…
De raviver en toi le souvenir de ton amour avec mon frère, ce souvenir qui te fait tant souffrir et auquel tu te rattaches pourtant avec obstination, comme un naufragé à la planche de son salut.
Alors qu’entre ces lignes, j’évoque votre idylle et mon cri silencieux, ma soif incommensurable de toi, alors que je repense à toutes ces fois où j’ai assisté en espion à vos veillées nocturnes, à ces nombreux moments où, seul mais avec toi en pensée, je t’ai fait l’amour par procuration…
Ces années de guerre ont été les pires de ma vie et pourtant, ce sont elles qui lui ont donné tout son sens, toute sa substance.
Ce sont elles qui m’ont façonnées, fait de moi ce que je suis, bien que je n’en sois pas fier.
Mais comprends moi, lorsque je repense à mon état d’esprit d’alors, j’en suis certain, j’ai fini par devenir complètement fou.
Personne ne peut ressortir indemne d’une guerre, quelle qu’elle soit, physiquement comme mentalement, on n’est plus jamais le même après cela. Pense à ta jambe, à ton torse, pense à la blessure de ton cœur, qui, contrairement aux autres, ne cicatrisera jamais.
Quant à moi, j’y ai perdu mon esprit. J’ai sombré.
Peut-être est-ce cela qui me poussa à faire ce que j’ai fais…
Te souviens-tu de ce moment qui fut une rupture à tout jamais pour toi ? Ce jour maudit de 1939, si proche de la fin de la guerre lorsque j’y pense que s’en est risible…
Notre escouade avait été envoyée se battre sur le front Est, à Valence, le dernier bastion de la république. Madrid avait été déclarée « ville prise » quelques jours plus tôt.
Te souviens-tu de cette embuscade où nous sommes tous tombés ? Piège d’autant plus imprévisible que notre attaque elle-même aurait dû désarçonner nos adversaires. Elle avait été préparée la veille dans le plus grand secret et pourtant, les chemises bleues nous y attendaient.
A vingt contre cinquante, nous n’avions aucune chance, huit furent tués sur le champ, cinq autres blessés et constitués prisonniers.
Parmi ces derniers, Antonio.
Même moi, c’est tellement paradoxal, je ne peux repenser à ce moment sans souffrir.
C’est toi que mon frère avait voulu protéger, deux balles en avaient profité pour le cueillir, l’atteignant à l’épaule et à la jambe, il s’était écroulé comme un pantin dont on aurait coupé les fils.
Profitant de la confusion, une poignée d’entre nous parvinrent à s’enfuir et, miracle, personne ne nous poursuivit.
Nous savions tous que les prisonniers, s’ils ne succombaient pas à leurs blessures dans la nuit, seraient fusillés dés le lendemain matin, sans autre forme de procès.
Sans même être interrogés, car après tout, que pouvions-nous encore leur apprendre ? La guerre était déjà gagnée pour eux.
Tu fus à l’origine du projet suicidaire qui suivit et tu n’eus aucun mal à convaincre même les plus récalcitrants.
Je ne t’avais jamais vu ainsi, aussi obstiné, aussi agressif, aussi désespéré. Tu savais où les franquistes emprisonnaient leur butin de guerre, un ancien hangar d’aviation désaffecté.
Et sans doute cette opération aurait-elle pu être un succès, libérer nos camarades aurait pu être notre plus grande victoire, à nous qui avions déjà perdu.
Pour les sortir de ce guêpier, notre plan était clair et sans subtilité, nous n’en avions pas le temps, un groupe aiderait les blessés à fuir tandis que qu’un autre neutraliserait la garde postée à cette occasion.
Je sais que le souvenir que tu gardes de cette nuit est flou, la seule chose que tu ne pourras jamais effacer de ton esprit, c’est ce moment où, retournant sur tes pas pour t’assurer que les prisonniers étaient en sécurité, un particulièrement, tu tombas sur une scène que tu n’aurais jamais dû voir.
Tu eus la vision d’un corps étendu sur le sol, face contre terre, un corps que tu n’eus aucun mal à identifier, tant tu en connaissais la moindre parcelle, tant tu l’avais de si nombreuses fois serré contre toi.
Et une silhouette voûtée et assombrie qui s’enfuyait si rapidement que tu ne la reconnus pas.

Antonio aurait pu vivre, que dis-je, il aurait dû vivre et pourtant, les marques bleutées autour de son cou et cette fosse rouge dans sa poitrine témoignaient qu’il était trop tard.
Quant à cette forme humaine que tu avais à peine eu le temps de voir disparaître, tu aurais dû la reconnaître car elle était au fond si semblable à celle qui gisait sur le sol…

Voilà. C’est cela que je t’ai toujours caché, ce que j’aurais aimé ne voir jamais resurgir, ce souvenir que j’avais à jamais crû disparu.
Cette silhouette, c’était la mienne, ces empreintes bleutées qui marquaient la chair d’Antonio, c’étaient celles de mes mains, la balle qui l’a transpercé sortait de mon fusil.
Tout cela est de mon fait, uniquement, c’est aussi à moi que tu dois cette maudite embuscade qui aurait déjà dû coûter la vie à mon frère.
Etrange d’ailleurs que la possibilité d’une trahison n’ait effleuré personne, alors que notre attaque avait été si minutieusement préparée, avec une discrétion exemplaire et où pourtant, nous étions attendus, pris au piège.
Cela ne t’as donc jamais paru étonnant que, malgré leur supériorité numérique, quelques uns d’entre nous aient pu fuir le champ de bataille ? Sans être poursuivis ?
L’homme est par nature soupçonneux, surtout lorsque les circonstances jouent trop en sa faveur, cela ne peut que laisser présager que quelque chose de prépare, quelque chose de pire encore.
Sans doute as-tu eu cette intuition et pourtant, ta résolution, ton amour pour Antonio étaient beaucoup trop forts pour que tu ne tentes rien pour le sauver, même si cela pouvait également signifier mettre la tienne en péril dans une action qui n’avait d’éclat que pour toi.
Et moi, moi qui quelques nuits plus tôt avait traversé le champ de notre future défaite jusqu’aux lignes ennemies, un linge blanc en main que j’agitais devant moi, pour révéler sans remord ce que nous avions mis tant d’énergie à préparer, j’en suis venu à te suivre pour le sauvetage de celui dont j’avais organisée la mort.
Oui, réellement organisée. J’étais allé jusqu’à demander qu’en échange de mes informations, ils me laissent partir sans chercher à me poursuivre, moi et quelques autres, j’étais ainsi certain de pouvoir faire en sorte que tu sois épargné.
J’aurais voulu ne pouvoir sauver que toi mais cela devait demeurer crédible, ou moi seul, ou au moins quatre miraculés…
Je t’avais désiré éperdu de gratitude envers moi mais tu ne pensais qu’à Antonio.
Et dire que j’avais même donné aux franquistes son signalement tant je voulais être sûr d’être débarrassé de lui, « un homme avec un foulard rouge noué autour du bras gauche », celui-là même qui ne le quittait plus depuis qu’il l’avait reçu de tes mains.
Antonio ne fut pas tué durant la bataille, comme je l’avais demandé, on préféra pour lui la fusillade publique à la mort glorieuse sur le champ de bataille, comme si l’on estimait que son prestige était déjà trop grand.
Mais le faire prisonnier, c’était presque une provocation pour toi.
Et malgré tout, malgré tout ce que j’avais fait, j’ai poussé l’hypocrisie jusqu’à te suivre sans hésiter pour délivrer celui que j’avais mis tant d’énergie à anéantir.
Alors qu’il ne faisait aucun doute pour moi que tu réussirais, que le lendemain mon frère serait à nouveau parmi nous, la barrière infranchissable qui me séparait de toi.
C’est cette pensée sans doute qui me fit demeurer sur le chemin prévu pour la fuite des prisonniers, au lieu d’être à l’avant à vous prêter main forte.
Des cinq, il n’en restait plus que trois, les deux autres étaient morts des suites de leurs blessures dans la soirée.
C’est ici que je me retrouvais seul avec Antonio pour la dernière fois de mon existence.
Je le vis arriver, je le reconnus malgré l’obscurité, il boitait, semblait devoir s’effondrer à chaque pas.
Son visage s’illumina lorsqu’il me vit, venu à son secours, il voyait enfin le bout du tunnel, il semblait alors l’homme le plus heureux du monde.
Ce bonheur me fit un mal indicible. Comme si j’allais mourir, j’observai ma vie défiler face à moi, ma vie passée à l’ombre de ce frère victorieux, je revis ton visage…
Aucune parole ne fut échangée, je l’étreignis comme seul en est capable un frère, je passais mes mains autour de son cou, naturellement, comme si j’avais toute ma vie attendu ce moment, au point de l’avoir inconsciemment répété afin que tout soit parfait.
Il se débattit, bien entendu, non, il ne voulait pas mourir, pas tant que tu serais là, pas alors que tu l’attendais !
Mais il était beaucoup trop affaibli, je le maîtrisai sans problème, moi qui de ma vie n’avais jamais eu le dessus lors de nos corps à corps.
Ce ne fut pas long, il cessa rapidement tout mouvement, je finis par le sentir contre moi aussi mou qu’une poupée de chiffon. Alors, j’armai mon fusil et lui décochai une balle dans la poitrine, deux précautions valant mieux qu’une.
C’est à l’issu de ce coup de feu que j’entendis des pas, j’eus à peine le temps de t’entrevoir que je courrais déjà.
Tu ne me vis pas, tu ne pus voir que le corps inerte qui gisait sur le sol.
Quant à moi, je n’eus qu’un bref instant d’hésitation, je rebroussais aussitôt chemin, manœuvrait de façon à arriver par la voie que tu avais emprunté quelques instants plus tôt.
Faisant comme si je venais de t’apercevoir, je feignis l’état de choc, la tristesse que seule peut provoquer la perte d’un parent.
Tu semblais éteint, tu étais prostré, aussi indifférent à ma présence qu’à ma logorrhée.
C’est à ce moment que j’ai commencé à jouer le rôle que tu me connais, ne voulant pas que tu comprennes que le cadavre sous mes yeux me laissait indifférent, comme si je ne reconnaissais pas mon frère et surtout comme si je n’avais rien à me reprocher quant à sa mort.
Tu étais là, seul avec moi, rien d’autre ne m’importait. Je me sentais alors plus léger qu’un souffle, je voulus te prendre dans mes bras, dans une fausse tentative de consolation, je ne m’attendais pas à ce que tu me repousses avec une telle brusquerie, ni que tu disparaisses dans les sous-bois aussi rapidement. Tu me laissas un vide immense dans la poitrine, je tombais assis à côté du cadavre et enfoui ma figure entre mes genoux.

Les effets peuvent avoir des causes tout à fait inattendues. Comme si la mort d’Antonio sonnait le glas de la république, Franco devint maître de l’Espagne toute entière.
Un mois plus tard, c’était la débâcle, des familles entières se jetaient sur les routes pour gagner la France et échapper aux persécutions du régime.
Je fus parmi elles, je passai des avis de recherche pour tenter de retrouver ma mère, ils se perdirent parmi des milliers d’autres déplorant la perte d’un père, d’une sœur, d’un ami…
Je ne t’avais plus revu depuis cette fameuse nuit et j’avais l’intuition atroce de t’avoir perdu à jamais, je ne pouvais plus me débarrasser de cet ignoble goût de bile qui envahissait ma bouche chaque fois que je pensais à toi.
La mémoire est pourvue d’étonnantes facultés d’adaptation, j’avais pour ainsi dire déjà oublié Antonio, à plus forte raison son meurtre et ma trahison aux valeurs que j’avais jadis chéries.
Je ne pouvais plus penser qu’à toi, j’étais malade d’amour, malade de peur à l’idée de ne plus jamais te revoir, la guerre et toi m’aviez laissé brisé, je voulais gagner la France sans pour autant savoir ce que cela m’apporterait. Il m’était impossible de concevoir un futur dont tu serais absent.
Lorsque j’atteignis enfin la frontière, après des jours de marche dans le froid des Pyrénées, le fil que je croyais rompu se renoua. Au milieu de tout ces gens affamés et transis de froid, je n’aperçus que toi. Tu étais adossé contre un arbre, les yeux vers le ciel comme si tu priais, amaigri, sale et épuisé et pourtant tel que dans mon souvenir.
Et cette fois, je n’eus aucune hésitation. Je me dirigeais aussitôt vers toi et lorsque tu me reconnus, je vis que quelque chose avait changé dans ton regard.
Jusque là, tu ne m’avais jamais vu autrement que comme un camarade de combat, le fait que je sois le frère d’Antonio n’y changeait rien. Ce que je vis dans tes yeux ce soir-là me transporta, j’y vis une lueur d’espoir.
Je compris que ce n’était pas moi que tu voyais, qu’à travers mes yeux, ma bouche, mes pommettes saillantes, tu ne reconnaissais qu’Antonio.
J’aurais dû en être atterré et pourtant j’étais heureux, je venais de comprendre que grâce à cela, j’allais me faire aimer de toi. Et peu m’importait d’en payer le prix fort.
Nous passâmes la frontière ensemble, nous fûmes entassés dans des camps de fortune où les rats étaient presque aussi nombreux que nous. La nuit venue, je te rejoignis sous ta couverture et tu ne me repoussas pas.
Pour ce qui est de la suite, je ne m’étendrais pas, tu la connais trop bien. L’Espagne étant devenue trop peu sûre pour d’ex-soldats républicains, il fallait rester en France ou bien gagner l’Amérique du Sud. Nous embarquâmes trois semaines plus tard pour le Chili, avec neuf cent autres réfugiés, à bord du paquebot Winnipeg qui ne comptait pourtant que six cent places.
L’accueil que l’on nous réserva au port de Valparaiso fut grandiose, comme jamais je n’aurais été capable de l’imaginer.
Pablo Neruda lui-même nous écrivit depuis le Mexique un discours de bienvenue, c’est le maire de la ville qui nous le déclama. Partout, on nous acclamait comme des héros, on faisait la queue pour nous offrir de quoi manger, pour nous parler, pour nous toucher.
Pour moi qui avais fini par accepter mon impopularité comme un mal nécessaire, me découvrir aussi brusquement couvert de gloire au travers du regard admiratif de tous ces Chiliens fut autant un choc qu’une bénédiction.
Ces honneurs amenèrent certains des anciens combattants au comble du bonheur, moi, ce n’était pas ce bonheur-ci qu’il me fallait, la seule personne qui pouvait me sauver, c’était toi.
Tu n’essayas d’ailleurs pas de t’y opposer, tu finis par m’accepter à tes côtés, jamais rien n’aurait pu me rendre plus heureux.
Cela aurait sans doute pu continuer comme cela si le souvenir de ce qui me valait cette félicité ne m’avait pas rattrapé…
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MessageSujet: Re: Querido Enrique   Querido Enrique Icon_minitimeLun 2 Juil - 6:57

Souvent, j’envie cette belle capacité d’aveuglement que peuvent développer certaines personnes. Si j’en avais été doté, j’aurais pu me persuader que tu m’as réellement aimé, non pour l’image de mon frère mais pour moi-même et cette boule de poison au fond de mon ventre n’aurait jamais explosée.
Car contrairement à ce que j’ai longtemps crû, jamais tu ne m’as vu comme ce que je suis, jamais tu n’as accepté la mort d’Antonio et nos retrouvailles étaient au fond la meilleure chose qui pouvait t’arriver, sans doute parvenais-tu à te persuader que tout n’était pas perdu.
Tu te trompes en t’imaginant que je ne me suis jamais aperçu de rien, je ne suis pas aussi aveugle que tu sembles le croire. Car lorsque les yeux d’un être aimé ne reflètent pas votre image, c’est aussi visible que douloureux.
Je sais bien qu’en moi, tu n’as jamais vu qu’Antonio, et sans doute la représentation n’était-elle pas en tout point parfaite…
Est-ce pour cela que jamais tu t’arrangeais toujours pour ne pas risquer d’apercevoir mon visage lorsque nous faisions l’amour ?

J’aimerais te dire que je ne regrette pas d’avoir tué mon frère, sans doute serait-ce une manière de me venger de toi et pourtant, j’en suis incapable.
Car au fond, et l’avouer me fait un mal innommable, Antonio n’avait jamais eu le moindre sentiment négatif à mon égard.
Il a même toujours été si gentil, lorsque nous étions enfants, il lui arrivait fréquemment de me défendre contre les grosses brutes de l’école, il a souvent refusé de voir ses amis pour pouvoir rester avec moi, pour ne pas me laisser seul lorsque eux ne voulaient pas de moi.
Et j’en oublie bien entendu. C’est cela qui me fait le plus mal à présent.
Lui m’a toujours aimé, plus que n’importe qui d’autre, là où mes parents avaient honte de moi, il me soutenait sans arrière-pensée, il a toujours été là pour moi, sans doute ne m’aurait-il pas révélé l’amour qu’il te portait s’il ne m’avait pas jugé digne de confiance.
Et moi, imbécile amoureux et jaloux, je l’ai toujours détesté en silence, j’ai été jusqu’à le tuer.

Je ne sais pas s’il me le pardonnera un jour, où qu’il soit…

Et toi, toi Enrique, toi mon seul amour, est-ce que tu me pardonneras ?

Que ressens-tu à cet instant, en lisant ces mots qui m’accablent ? Tes mains se crispent sans doute au point de déchirer ce papier, peut-être retiens-tu des larmes de rage, peut-être sens-tu monter en toi un désir de meurtre…

Voilà, nous y sommes… à l’extraordinaire circonstance dont je te parlais quelques pages plus haut.
Voilà l’unique raison qui te poussera peut-être à venir me trouver, alors que je te suis devenu ignoble et infâme, que je me suis à jamais damné à tes yeux.

Je t’écris cette lettre d’une petite chambre d’hôtel miteuse à deux rues de la maison de ton amie Maria, la 208, au 10 avenue de la Perez Valenzuela.
Sans doute devines-tu pourquoi tous ces détails, sans doute désires-tu soudain saisir cette chance inouïe de décharger ta colère sur le coupable qui a réduit ta vie en miettes.
J’en rêve d’avance, je ne pouvais espérer plus belle fin.

Une dernière chose encore.
Je veux que tu saches, Enrique, que j’ai toujours désiré que tu sois heureux.
La seule chose que finalement je regrette, c’est que ton bonheur ait toujours été si incompatible avec l’idée que je m’en faisais…

Chambre 208, n’oublie pas. Viens, je t’attends.

A toi, pour toujours,

Pedro.



Fin.


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