Dix-huitième anniversaire

Dix-huitième anniversaire

Agenouillé dans l’herbe humide du début de soirée, Thrime guette une proie qui ne vient pas. Au bout d’une demi-heure, il en est convaincu et décide de retourner dans son abri pour la nuit. Son ventre vide criant famine, il parcourt près de trois cent mètres et emprunte un sentier menant en amont. Essayant dans le noir de ne pas trébucher sur un rocher un peu plus gros que ce qu’il avait estimé, il repense au monde qui l’entoure. Depuis sa plus tendre enfance – pourrait-on dire –, il avait entendu, à maintes et maintes reprises, l’histoire originelle du monde de la bouche des vieillards qui perpétuaient la légende.

Un jour où les hommes devinrent trop insouciants, un jour où les hommes devinrent trop imprudents, ils déclenchèrent une guerre qui détruit toute vie connue existante jusque là. La plupart des animaux les plus rares et les plus beaux périrent. Il en alla de même pour les plantes aux couleurs les plus vives et harmonieuses. Jusqu’à ce que le conflit s’étende jusqu’au ciel lui-même – disaient-ils – et ne fasse imploser la Lune qui répandit ombres et malheurs pour punir les hommes de leur impudence.

Depuis qu’il était né, Thrime n’avait eu aucun ami. Abandonné par la plupart de ses congénères, il vivait presque en reclus, apprenant malgré lui la chasse pour pourvoir à ses besoins. Il découvrit ensuite qu’il possédait quelques dons pour ce que ses camarades jaloux auraient qualifié d’abomination. Il commandait aux quatre éléments dans une certaine mesure, et avait aussi des prédispositions pour animer les objets, leur donner vie et intelligence. Alors qu’il approchait de sa grotte, il jeta un regard vers la lune morcelée qui semblait lui sourire.

A l’intérieur de la grotte régnait une atmosphère glaciale, qui n’atteignait pas le corps ensorcelé du jeune homme. Au centre un miroir de glace où des personnages d’un autre temps se déplaçaient, et, dans un coin obscur, sortit la tête d’un minuscule bonhomme d’argile.
« -Alors la pêche a été bonne ? lui dit le petit être d’une voix fluette.
-Non, et j’ai faim…
-C’est ce soir que tu pars, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec une voix un peu triste, mais d’un timbre différent de la précédente.
-Oui, ce soir je te quitte pour toujours. »
La chose repartit se terrer dans un coin de la caverne sachant que rien ne ferait changer son maître d’avis, tandis que celui-ci s’asseyait en tailleur devant le miroir glacé pour observer encore et encore les personnages de cet univers si différent du sien.

Le personnage le plus souvent visible dans le miroir ressemblait comme deux gouttes d’eau à Thrime, reflet d’une vie antérieure à la sienne. L’homme restait constamment entouré d’amis, mangeait des plats qui n’existaient même pas dans l’imagination de Thrime, et semblait vivre dans le plus parfait bonheur. Il semblait lui aussi posséder quelques dons pour une magie similaire à la sienne, ce qui rendait possible un transfert mental. Alors que l’on apportait à l’individu un pâté de fruit recouvert d’une mousse colorée et surmonté de dix-huit tiges enflammées, Thrime insufflait à l’air contenu dans ses poumons toute son énergie vitale. Et lorsque son image soufflait sur les flammèches pour les éteindre, Thrime, lui, expulsait une bouffée d’air en direction de son reflet dans le miroir, et il pénétra alors dans son monde alors que son aïeul prenait sa place dans ce monde de misère et de tristesse.